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​​​​​​​L'Echo - 09/03/2021
Le Pavillon de Namur ouvre ses portes et questionne notre rapport à l'IA

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Le Pavillon, symbole de la Belgique à l’exposition universelle de Milan en 2015, se retrouve aujourd’hui sur l’esplanade de la Citadelle de Namur pour devenir un centre d’exposition dédié aux cultures numériques. ©Sylvestre Sbille

SYLVESTRE SBILLE
09 mars 2021 01:45

Ce samedi, Namur ouvre son nouveau fleuron: le Pavillon belge de Milan accueille un grand questionnement sur les rapports entre l’humain et son double robotique.
Un étrange champignon a poussé récemment sur la grande esplanade de la citadelle de Namur. De loin, ça pourrait faire penser à un module de base martienne disproportionné, mais en bois. Renseignement pris, il s’agit bien sûr du Pavillon signé par l’architecte d’origine namuroise Patrick Genard. Celui-là a représenté notre petit pays à l’exposition universelle de Milan en 2015, attirant au passage tous les regards (et pas mal de compliments). Grâce au soutien de la région, la ville de Namur s’est portée acquéreuse de la structure démontable et a décidé d’y installer une exposition pilote de trois mois à partir de ce samedi 13 mars.
On en a bien sûr confié les rênes au KIKK. Si vous n’avez jamais entendu parler du KIKK, c’est que vous n’êtes pas (encore) dans la tendance. Ce festival namurois rassemble depuis une dizaine d’années ce qui se fait de mieux, à la croisée des chemins entre l’art et le numérique. Donc ici, pas question de vous vanter un avenir "tout beau tout propre", où les nouvelles technologies viendraient à l’unisson enrichir l’Homme grâce à une science toute puissante et salvatrice. Ici, on questionne notre présent, et bien sûr notre futur, par une démarche de nature réellement artistique, où le malaise, la provocation, le frisson viennent s’allier au caractère innovant ou ludique que véhiculent les innovations proches de la robotique ou de l’intelligence artificielle…


Vallée de l'Étrange
Comme on s’en doute déjà depuis l’extérieur, le bâtiment en forme d’igloo est composé d’un long hall d’accès, puis d’un dôme central sur lequel s’accrochent plusieurs extensions qui, à l’intérieur, sont alors ressenties comme autant d’alcôves. C’est là que la majorité des œuvres sont proposées – ou plutôt des expériences, tant chacune interagit avec le public.

La première partie nous immerge dans la Vallée de l’Étrange ("Uncanny Valley"): c’est le terme employé depuis quelques années pour désigner ce temps transitoire où les robots imitent les humains, sans y parvenir. Cette vallée, nous y errons en ce début de XXIe siècle. Sur un écran, des "chiens" métalliques créés par le M.I.T. (Boston) – et qui rappellent à la fois les chiens-soldats créés par Boston Dynamics pour l’armée américaine, mais aussi un certain épisode de la série "Black Mirror" – où un humain se fait courser par un chien-robot protecteur. Plus loin, un robot multi-axes comme on en voit qui assemblent les voitures. On lui a confié papier et stylo à bille, et il écrit à longueur de journée la même phrase: "I must not hurt humans". Là, la répétition rappelle celle tapée à la machine par un Jack Nicholson en manque d’inspiration dans "Shining"… Lors de notre visite, un problème de stylo avait accouché de plusieurs feuilles où la phrase était réduite à "hurt humans" (faire du mal à des humains). Un accident qui pose parfaitement tout le débat…
Vue en plein écran
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Ci-contre un robot multi-axes auquel on a confié papier et stylo à bille et qui écrit à longueur de journée la même phrase: "I must not hurt humans". ©Sylvestre Sbille

"Qu’est-ce que sera demain? C’est la question existentielle qui se pose également pour les intelligences artificielles", nous confie Marie du Chastel, commissaire de l’exposition. "À travers ces installations artistiques, nous voulons questionner les enjeux, interroger les limites, faire expérimenter le public. Où en est-on dans l’imitation des gestes humains par les robots? Quand cela a-t-il du sens? Le deep learning (soit le stade où l’ordinateur apprend par lui-même à s’améliorer) pourra-t-il un jour accoucher d’un art véritable – et donc se rapprocher de la conscience, voire du ressenti humain?"

Questions éthiques
Une foule de questions de déontologie, voire de morale, se pressent bientôt dans la tête du visiteur. Notamment au moment de faire la connaissance de Narcisse, un ordinateur démonté et dont les éléments sont placés sur un plan, muni d’une caméra. L’artiste, un rien pervers, a demandé à Narcisse de tenter de reconnaître ce qu’il voit… dans un miroir. C’est-à-dire lui-même, et un tout petit bout de réel autour, où viennent s’inviter des éléments du visiteur (main, manche, parapluie…). Le résultat: une revisite du mythe de la caverne de Platon. Les détails et les faux-semblants suffiront-ils à nourrir les (vaines) suppositions que la machine nous livre sur son écran, par milliers?

"La technologie va beaucoup plus vite que la loi", nous dit la commissaire. "Il faut donc se poser les questions rapidement si on veut éviter les dérives. Un grand classique, c’est la reconnaissance faciale, très répandue en Chine. Ou même aux États-Unis, où on s’est rendu compte que la catégorisation des données avait produit une discrimination accélérée. Comme les 'exemples' de criminels mis à disposition de la machine étaient en majorité des Afro-Américains, on s’est rendu compte qu’elle "cherchait" principalement dans cette partie-là de la population – avant de corriger le tir, bien évidemment." Cette reconnaissance faciale fait l’objet d’une pièce entière, où les visiteurs, filmés, sont triés entre "normaux" et "anormaux", la norme humaine étant décidée par… chaque visiteur.

Ludique
Pour que toutes ces questions ne restent pas que théoriques, le visiteur sera souvent lui-même partie prenante. Car les nouvelles technologies, même si elles sont enclines à une dérive où l’humain pourrait craindre la noyade de son moi profond (poétique et unique), sont aussi prétextes à l’amusement et à la sidération. Dans la grande partie Playground, on pourra ainsi faire de la balançoire dans les étoiles, où se voir actif dans un tableau de Van Gogh ou de Munch (style filtre Instagram, mais en beaucoup mieux).
Vue en plein écran
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"Starfield" ©Lab212

Autre initiative salutaire: la présence d’êtres humains patentés pour vous expliquer de vive voix les installations. Ces jeunes gens disséminés dans toute l’exposition seront là pour vous guider dans les démarches des artistes. Un contrepoint très bienvenu, au pays glaçant, fascinant et terrible de nos (trop?) obéissantes machines…


Deepfake: Quand le réel n’est plus réel
La question centrale de l’expo? Le fake. Voire le deepfake, dont les éléments provoquent simultanément fascination et dégoût. Une fausse chanson des Beatles inventée par une intelligence artificielle (pas très inspirée)… Ou cette vidéo qui nous montre les principaux leaders mondiaux (Trump, Poutine, Kim Jong-un…) en train de reprendre en chœur la chanson "Imagine" de John Lennon.
À l’heure actuelle, aucune loi n’interdit de prendre une image (d’homme ou de femme publique) et de lui faire dire tout ce que l’on souhaite. Pour faire intégrer cette incroyable réalité aux visiteurs (jeunes et moins jeunes), un karaoké vous permet de mixer vos attitudes à celle de stars (Marilyn Monroe, Freud, Shakespeare) et d’y faire coller votre voix. Effet saisissant garanti avec comme corollaire, on l’espère, de ne plus faire autant confiance aux milliers de messages visuels auxquels nous sommes exposés chaque jour. Mais cet esprit critique ne s’accompagnera-t-il pas d’une perte de repère? Comment mènerons-nous nos vies quand l’organique sera dissous dans le synthétique, et que plus aucune image ne sera crédible – si ce n’est celle que le réel imprime directement sur notre rétine?
 

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